David Sellem

Monnaie de singe

   Lorsque la séance fût terminée, Charles se releva et remit son blouson avant de se diriger vers la porte. Il plongea sa main dans sa poche droite pour en sortir les billets et les tendre à son analyste. Cette dernière le regarda un moment, prit l’argent et dit soudain d’une voix aiguisée comme une lame :
 
- « Vous avez oublié de me régler vos deux dernières séances, et c’est d’autant plus ennuyeux que vous ne m’en avez même pas parlé, vous l’aviez remarqué au moins ? »
 
- « Oui, mais il y’avait des choses importantes dont je voulais parler et »
 
- « Bien, vous mes les règlerez la prochaine fois, et vous me parlerez de cet oubli. »
 
   Il quitta le bureau en y ayant laissé son argent et son estime de lui-même. Oui, il avait fait comme à son habitude, il n’avait rien répondu à son analyste. Il lui avait simplement donné l’argent, et était parti, non sans avoir bredouillé un pathétique « oui bien sûr je vous paierai la prochaine fois » à peine audible, en baissant la tête et en s’écrasant plus bas que terre. Il se détestait plus que jamais. Non pas pour l’argent, même si il savait que s’il avait oublié c’était sans doute parce qu’il avait une bonne raison, mais simplement parce qu’il se laissait dire, une fois de plus, ce qu’il devait faire, et jusqu’à ce dont il devait parler. Dans le froid glacial de l’hiver, sa colère contre lui céda rapidement la place d’abord à une haine contre son analyste, puis à un profond désespoir. Il pleura jusque chez lui.
 
   Sur le chemin, il se demandait pourquoi il n’avait pas pu répondre, pas forcément pour s’opposer, mais au moins répondre, juste dire quelque chose, quelques mots. Non, il en avait conscience, depuis quelques années la vérité se révélait à lui, il ne parlait pas, il faisait semblant de parler. Il songea alors au fait qu’il avait fait de même chez un comportementaliste, également sous hypnose, au sein d’un groupe de psychodrame et dans une ferme dite thérapeutique, où il avait également fait semblant de participer à la vie collective. Il rentra chez lui, seul et y passa sa soirée, comme toutes ses soirées, seul. C’était cette solitude qui l’avait amené en analyse, et malgré cela elle persistait. Il avait très peu de ce qu’il appelait « des contacts humains », lorsqu’il allait à la poste, faire ses courses, ou encore lorsqu’il allait au cinéma. Dans ces situations, il communiquait avec ces « congénères », il leur demandait des choses pour lesquelles il payait. Au fond c’était comme avec son analyste, sauf que ce qui s’échangeait avec cette dernière, était pour lui le bien le plus précieux de l’univers. Avec elle, il échangeait des mots, des paroles. Mais à la fin des séances, il fallait que, comme à la poste ou à la boulangerie, de sa poche sortent quelques argents pour régler ce pour quoi il avait payé, parler et être écouté.
 
   Devant son plateau télé, il pleura à nouveau, comme chaque soir. Il regardait les actualités et constatait, comme tous les soirs, que le monde continuait sa dégénérescence évolutive contre laquelle rien ne pouvait faire rempart, et certainement pas lui. Et sur fond de reportage sur les effets de la crise financière sur les banques, il se mit à penser à son analyste, et surtout à l’argent qu’il lui devait. Il se souvint de ses deux séances auxquelles elle avait fait allusion, et il se remémora que pour l’une des deux, il l’avait prévenu à l’avance. Cela le rassura sur le fait qu’il n’avait pas pu répondre, et pour cause, à l’une d’elle, il était prévu qu’il ne soit pas présent. Pourtant, son analyste lui avait clairement parlé d’un oubli. Il se rebiffa, et entre le fromage et le dessert prit la ferme décision de ne pas payer cette séance qu’il considérait comme indue. Il n’en dormit pas de la nuit.
 
   Son week-end commença donc par une grande fatigue. Il n’arrivait pas à se tenir à cette décision, et se demandait constamment si il n’allait pas déclencher les foudres de sa psychanalyste. Il l’avait déjà entendue hausser le ton, ou du moins en avait-il eu l’impression. Cela le mettait dans tous ces états, il ne pensait plus qu’à cette femme, à qui il parlait depuis des années, en la craignant et en appréciant ce qu’elle faisait, l’écouter lui. Lui, qui écrivait, lui qui avait en effet une vie littéraire cachée. Et c’était un spécialiste des lettres non envoyées. Il avait d’ailleurs découvert en analyse que ses lettres n’avaient d’autres destinataires que lui-même, et qu’il valait d’ailleurs mieux qu’il ne les envoie à personne d’autre. Il avait déjà essayé de donner ses écrits à lire à son analyste mais celle-ci ne s’y intéressait pas, elle lui répondait toujours : - « Vous m’en parlerez. » Ce qui était d’une logique implacable, elle était payée pour écouter, pas pour lire.
 
   Plus les heures passaient, plus Charles pensait qu’il lui serait impossible de ne pas payer sa dette, il essayait de se convaincre encore et encore, mais rien n’y faisait. Il chercha quelque chose à acheter, au prix de sa séance, mais rien ne lui faisait envie. Sauf, de payer son analyste. Oui, la triste vie de Charles n’était remplie que par deux choses, son travail dans un bureau isolé d’une administration tout autant isolée, et sa psychanalyse. C’était les deux seules choses qui ponctuaient sa paisible et triste existence, sans remous, sans plaisir et aussi sans désir. Il n’avait d’ailleurs pas d’amis et n’avait aucun contact avec sa famille depuis des années. Il était vraiment seul et isolé. Il pleura à nouveau, c’était ce qu’il faisait le mieux, après se plaindre.
 
   Il se prépara à sortir et juste avant de quitter son appartement, il se servit un verre de whisky. Il ne buvait pas d’alcool, jamais, mais il y avait des alcooliques dans sa famille, et il se demandait ce que faisait l’effet d’une cuite, en pensant à son oncle maternel, ivrogne notoire. Après s’être brûlé le gosier avec le premier verre, il retira son manteau et se servit un autre verre. Finalement, il ne sortit pas de chez lui et bu un bon tiers de la bouteille sur l’après-midi. Ivre, il pesta à voix haute contre son analyste et contre le monde entier. Il alla chercher ensuite toutes ses lettres jamais envoyées et commença à les relire, ce qu’il ne faisait jamais. Il les trouva géniales et continua sa tirade contre sa psychanalyste et sur le fait que personne ne le comprenait. Il se jura alors de ne jamais lui payer la séance que « soit disant » il lui devait. Il s’effondra ivre et somnolent, et dormit jusqu’au petit matin.
 
   Lorsqu’il se réveilla avec la gueule de bois, il découvrit l’ampleur de sa cuite. Ça tapait dans son crâne comme avec un marteau piqueur, et il du aller vomir avant de retrouver un peu de stabilité dans ses tripes. Au fur et à mesure de la journée du dimanche, il récupéra doucement, et tomba sur une de ses lettres qu’il avait relues la veille, ce dont il n’avait aucun souvenir. Son style lui apparut alors d’une mollesse absolue, ses écrits insipides et ses idées contrefaites. Il pensa alors qu’il était un usurpateur, un voleur, un imposteur. Qu’il ne faisait que semblant, que tout en lui était faux, de ses pensées, jusqu’à sa vie. Il était un simulacre d’homme, d’ailleurs il n’avait jamais eu de relation amicale, ni amoureuse et encore moins sexuelle. Il n’était personne. Il n’était qu’une caricature, et cette pensée lui fût insupportable. Il pleura à nouveau et sa colère interrompit sa détresse qui pour lui, désormais, sentait aussi le simili. Errant dans son appartement, il tomba alors sur un de ses écrits de la veille, un écrit alcoolisé. Il découvrit sa véhémence contre son analyste et sa ferme intention de ne pas la payer. Il se saisit à nouveau de cette idée et décida de lui faire un pied de nez. Quelques vapeurs d’alcool l’animaient encore un peu, et il décida de mener son art à son apogée, faire semblant. Il allait faire semblant de payer cette fameuse séance.
 
   Il eut une idée simple, se considérant comme un faux, il paierait en faux. Il décida donc de fabriquer une monnaie, à sa propre effigie. Il prix donc une de ses photos, qu’il scanna, et qu’il plaça dans le cadre d’un faux billet sur l’écran de son ordinateur. En quelques cliques, il avait l’argent de la séance entre les mains, un argent qui n’avait aucune valeur, si ce n’est celui de surprendre son analyste. Voilà, il avait trouvé pourquoi il voulait faire tout cela, il voulait surprendre son analyste, et n’étant pas en mesure de le faire par la parole, il le ferait avec des billets contrefaits, de la fausse vraie monnaie. Il sentait l’excitation montée en lui, pour une fois bien plus en avance que son sentiment de culpabilité. Il se disait qu’il allait avoir le dernier mot, au moins cette fois-ci.
 
   Le soir venu, il dîna peu et dormit du sommeil du juste. Il débuta alors sa semaine calme et déterminé. Après sa première journée de travail, il alla à la banque chercher l’argent pour ses séances et prit soin de ne prendre que le strict nécessaire, car dans sa poche se trouvait déjà l’objet du délit. Il se rendit alors chez son analyste à l’heure de sa séance, et parla de ce qu’il lui arrivait d’oublier, de payer ses séances. Il parla peu, offrant par là quelques résistances à ce que les choses puissent se dire et se dénouer pour le bien de tous. Surtout pour lui. Son analyste intervint, peu, et interrompit la séance au bout d’une vingtaine de minutes. Au moment de partir, elle ouvrit la porte pour que Charles sorte et alors que ce dernier venait de lui remettre l’argent de ses séances, elle l’interpella en lui rendant ses billets factices :
 
- « Pour la séance que vous avez manqué, je préférerais un règlement par chèque. »
 
   Charles fût plus surpris qu’elle. Il la regarda alors droit dans les yeux et, sortit un chèque déjà rédigé de sa poche gauche. Il le tendit à l’analyste, qui ne bronchait pas, en relevant la tête et en la défiant du regard. Cette dernière le remercia et juste avant qu’il sorte, elle l’interpella à nouveau, sur un ton bienveillant :
 
- «  Vous savez, on peut singer beaucoup de choses, les sentiments, l’argent, mais une dette… une dette on ne peut pas faire semblant de la payer… ou on la paie, ou on ne la paie pas, mais on ne singe pas de la payer, tout comme on ne singe pas de vivre, monsieur. A demain. »
 
   Charles se détendit, réconforté, rassuré même, et pour la première fois de sa vie, il répondit à haute et intelligible voix :
 
- « Madame, je… Je voulais ne pas vous payer cette séance où je n’étais pas là, mais je savais que je vous la devais, et je n’ai pas réussi à faire semblant de ne pas le savoir. Je vous remercie madame, à demain. »
 
   Ce soir-là, Charles parla longuement avec une de ses voisines, et une fois rentré chez lui, il se sentait vrai.           
 
 
 

David SELLEM

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Published on e-Stories.org on 09/15/2010.

 
 

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